1914-1930 | L’artiste solitaire
Ambroise Vollard, l’un des marchands d’art les plus prestigieux de Paris, achète à Georges Rouault l’ensemble de son atelier, soit 770 œuvres. Le peintre accepte à condition de pouvoir terminer ses œuvres à son rythme. Passionné par l’édition de luxe, Vollard commande à Rouault les illustrations de nombreux livres : Réincarnations du Père Ubu, Cirque de l’Étoile filante, Passion, Miserere, Les Fleurs du Mal.
Pendant une dizaine d’années, de 1917 à 1926, son travail de graveur est si intense qu’il ralentit considérablement son activité picturale. À partir de 1927, Rouault s’astreint à achever des centaines de tableaux, honorant ainsi son contrat avec Vollard.
L’essentiel de sa production représente des figures du cirque, des sujets religieux, et des paysages. À ces trois sujets prédominants s’ajoutent des nus et des portraits, tandis que les thèmes des filles, des juges et des types grotesques disparaissent progressivement.
Formes et couleurs
Du point de vue du style, le réalisme des années 1905 fait place à une idéalisation de la forme. Aux lacis dynamiques de lignes s’opposent l’unité et la simplicité. Le dessin et les formes s’apaisent. L’obscurité et la violence disparaissent. Les lignes enchevêtrées font place à des cernes rigoureux qui scandent la composition, ce qui a pour effet de rendre le dessin plus statique et plus monumental. Les cernes noirs structurent la forme et expriment la densité des masses et le mouvement tout en étant expressifs et ornementaux. Ils suggèrent le mouvement et la profondeur. Le cerne a aussi pour fonction de souligner le mécanisme des articulations des personnages et de dessiner le corps sans le fragmenter, dans un dessin puissamment appuyé et rythmé. Rouault cherche un style quasi-monolithique dans des architectures simples et grandioses. Son esthétique change, et l’on voit les personnages s’allonger, se figer et se parer de hiératisme.
Prédominance de la peinture à l’huile
Un facteur essentiel de l’évolution de son travail, à partir des années 1920, est l’adoption prépondérante de la peinture à l’huile. Elle inspire l’artiste par ses qualités de recouvrement, de souplesse et de brillance et, comme la gravure, lui permet de satisfaire son besoin irrépressible de retoucher ses œuvres jusqu’à obtenir que toutes les parties du tableau trouvent leur rapport définitif. Rouault est un perfectionniste, méticuleux à l’extrême, il revient sans cesse sur ce qu’il écrit et peint. Ses peintures se caractérisent par l’accumulation de couches et ses lettres foisonnent d’adjonctions et de ratures. Il travaille sur plusieurs tableaux de front allant d’une peinture à l’autre. Il les examine puis les classe selon leur degré d’avancement. Rouault est un travailleur patient, qui prend le temps de rêver et de méditer. Il ne vise pas la rapidité d’exécution et parle de « l’épanouissement de tout ce qui est profondément sensible et longuement médité, loin des records de vitesse de la peinture moderne ».
Cette époque voit la technique de Rouault évoluer sensiblement. Habitué avec l’aquarelle à faire jaillir le tableau d’un jet spontané sans pouvoir se reprendre, il découvre avec les techniques de la gravure la possibilité d’amener lentement l’œuvre, à force de travail et par états successifs, à son achèvement. La pratique de la gravure lui apporte aussi une maîtrise accrue du rendu de la lumière tandis que l’utilisation de l’huile renouvelle sa palette et lui offre une matière qui lui convient enfin.
Le terrible en art c’est de savoir s’arrêter, c’est Bonnard qui a dit cela. Il a bien raison.
Georges Rouault cité par Claude Roulet