Œuvre gravé

Miserere      

Présentation par Frédéric Cherchève
(petit fils de Georges Rouault)

Voici un peu plus d’un siècle Georges Rouault commençait une série de gravures sur cuivre qui trente années plus tard furent éditées sous le titre Miserere.

Cette œuvre monumentale dont la gestation fût aussi longue que douloureuse, Rouault la considérait  comme représentative de son effort artistique : « Je fus comme un paysan en son champ, attaché à la glèbe comme pendu à la corde de chanvre, comme le bœuf à l’attelage, bien que rétif en diable, ne levant le nez de mon ouvrage que pour fixer la lumière, l’ombre, la demi-teinte, les traits des curieux visages de certains pèlerins et pour enregistrer formes, couleurs, harmonies fugitives, jusqu’à croire que j’en garderai au-delà du tombeau fidèle souvenance. »

Inspirée par la terrible guerre de 1914, l’œuvre dont le premier projet de titre était : Miserere et Guerre, déborde le cadre de ces événements et devient par son universalité une vaste fresque de la condition humaine.

La misère, la peine, la souffrance, la mort sont les éternels compagnons de l’homme mais le regard du croyant leur donne la force et la lumière de l’Espérance.

C’est Celui qui accepta de partager jusqu’à l’infini ces douleurs qui permet à l’artiste d’échapper au désespoir et d’attendre la renaissance de la Lumière : « Chantez Matines, le jour renaît »

L’ombre de la Croix, il n’y a que cette ombre qui soit propice aux pauvres hères qui ont encore au cœur un grand amour pour ce qui ne se voit pas, ni ne se pèse, et c’est pour ceux là que j’ai peint…

Voilà ce qui fait l’universalité et l’intemporalité de cette œuvre et de toutes les gravures et peintures qui en ont été l’origine ou la suite.

Cette fresque qui lui demanda tant d’efforts l’auteur la regarde cependant avec une grande humilité : « Ne parlez pas de moi sinon pour exalter l’art ; ne me donnez pas comme le brandon fumeux de la révolte et de la négation, ce que j’ai fait n’est rien, ne me donnez pas tant d’importance. Un cri dans la nuit. Un sanglot raté. Un rire qui s’étrangle. Dans le monde tous les jours mille et mille obscurs besogneux qui valent mieux que moi meurent à la tâche ».

Certes, et leur mort vaut peut-être bien plus que la nôtre dans l’immense balance de Dieu mais elle ne laisse pas de traces visibles, c’est Rouault qui est leur chantre, leur sculpteur, leur peintre et qui, pour toujours en fait mémoire. »

La genèse de l’œuvre 

Dans l’Édition du Miserere publiée en 1991 aux Éditions Le Léopard d’Or, Isabelle Rouault la fille, de l’artiste, nous apporte cet éclairage :

« Georges Rouault écrivait à Jacques Rivière en 1912 : “C’est à la suite de la mort de mon père que j’ai fait une série intitulée Miserere où je crois avoir mis le meilleur de moi-même.” Grâce à cette lettre retrouvée par le fils de l’écrivain nous avons maintenant la certitude que le Miserere fut conçu dès avant la guerre de 1914-1948. Ces dessins à l’encre de Chine auxquels l’artiste fait allusion ont été conservés : sur l’une des premières pages d’un modeste cahier d’écolier apparait le titre Miserere écrit au pinceau. »

Miserere 13
Miserere 13

Les éditions du Miserere

Les 58 planches de l’édition originale sont accompagnées de légendes rédigées par l’artiste. Chaque gravure a la dimension d’une toile et l’ouvrage pèse plus de 21 kilos. Rouault a souhaité mettre le Miserere à la portée du grand public en publiant une édition populaire. 

Dans sa « Note pour cette nouvelle édition » Isabelle Rouault le précise : « Après l’édition originale, mon père tint absolument à ce que cette œuvre, à laquelle il attachait une importance essentielle devienne accessible à tous et soit diffusée largement en format réduit. Il prit la peine d’écrire lui-même avec soin les légendes au bas de chaque sujet afin qu’elles fussent reproduites aussi en fac-similé. »

Préface de Georges Rouault, 1948  

« Je dédie cet ouvrage à mon maître Gustave Moreau et aussi à ma vaillante et bien-aimée mère qui au prix de dures veilles, facilita mes premiers efforts à la croisée des chemins où, jeune pèlerin de l’art, fort démuni, j’errais. Ajouterais-je qu’en classes différentes ils avaient tous deux même bonhommie souriante, encourageante loin de ces temps de hargne et d’offenses où nous semblons vivre désormais.

La plupart de ces sujets datent de 1914-1918. Ils furent primitivement exécutés sous forme de dessins à l’encre de Chine, transformés plus tard en peinture sur le désir d’Ambroise Vollard. Celui-ci fit d’abord faire une mise sur cuivre de tous les sujets. Il convenait, paraît-il, que le cuivre reçut d’abord une empreinte de mon dessin. Partant de là j’ai, et avec quelle peine, tenté de préserver le rythme et le dessin initial.

Sur chaque planche, avec plus ou moins de bonheur, sans cesse et sans arrêt, j’ai travaillé avec différents outils : il n’y a là aucun secret. Insatisfait, je reprenais le sujet indéfiniment, réalisant jusqu’à douze ou quinze états successifs ; j’aurais voulu que tous soient de même qualité. J’avoue même que je m’y suis attaché et que je ne fus pas du tout insensible à la demande d’un ambassadeur des États-Unis qui voulait passer à l’or certains de ces cuivres et les faire incruster dans les murs de l’ambassade.

Les tirages, que je surveillais attentivement, furent terminés en 1927 et plus tard Ambroise Vollard fit rayer les planches.

Après avoir attendu vingt temps la parution de l’œuvre différée par les circonstances, j’eus le bonheur de recouvrer les gravures en 1947 et de pouvoir confier l’édition du livre à la société d’édition L’Étoile filante. Il avait été question qu’André Suarès fasse un texte mais il ne put malheureusement pas exécuter ce projet. 

La mort d’Ambroise Vollard… la guerre… l’Occupation et ses suites et enfin mon procès furent sources de retard indéfinis. Malgré un certain optimisme de fond, j’ai pu avoir des heures noires et j’ai douté de voir jamais la publication de cet ouvrage terminé depuis si longtemps et auquel j’ai toujours attaché une importance essentielle. Je me réjouis d’arriver au port avant de disparaitre de cette planète. 

Si l’on s’est montré injuste envers Ambroise Vollard convenons qu’il avait goût et vive inclinaison à faire de beaux livres loin des records de vitesse mais il eût fallu trois siècles pour mener à bien les ouvrages et peintures diverses dont il souhaitait charger le pèlerin sans souci de nos limites terrestres. 

Forme, couleur, harmonie
Oasis ou mirage
Pour les yeux, le cœur ou l’esprit

Vers l’Océan mouvant de l’Appel pictural
« Demain sera beau disait le naufragé
Avant de disparaitre à l’horizon maussade

La paix ne semble guère régner
Sur ce monde angoissé
D’ombres et de semblants

Jésus en croix mieux que moi vous le dira
Jeanne en ses brèves et sublimes réponses à son procès
Aussi bien les martyrs et les saints
Obscurs ou consacrés

Paris 1948
Georges Rouault »

Miserere 1
Miserere I