1930-1948 | Maturité
Une reconnaissance mondiale de son œuvre
Rouault aborde un art plus contenu que dans les années 20 pour aboutir à cette grâce paisible et vivement colorée qu’inaugurent les œuvres des années trente. Le dessin plus statique et la palette plus éclatante traduisent une harmonie spirituelle qui ne fera que s’amplifier avec le temps. Les œuvres célèbrent désormais la beauté de la nature (fleurs, paysages, nus) et manifestent un souci décoratif nouveau (arabesques, bordures).
Sexagénaire, Rouault bénéficie d’une certaine sécurité financière et d’une reconnaissance mondiale. La critique devient foisonnante et unanime. Si Rouault a une vie plus sereine et stable, il traverse pourtant une nouvelle guerre et connaît les affres d’un procès avec les héritiers d’Ambroise Vollard décédé accidentellement en 1939. Dans la solitude de l’atelier, au cours de la Seconde Guerre mondiale, il se concentre sur les jeux des lignes, formes et couleurs et termine un grand nombre d’œuvres importantes. De plus en plus ses peintures reflètent un monde intérieur onirique. Le réalisme tragique des Filles et des Juges laisse place à des figures introverties et méditatives. Sa peinture devient de plus en plus spirituelle et sacrée.
Des sujets sans cesse renouvelés
Dans sa production on retrouve le thème du cirque et les paysages ainsi que des séries de visages imaginaires et poétiques, des nus féminins, des natures mortes, des sujets religieux… En réalité Rouault trouve les ressources nécessaires à son renouvellement dans le traitement de sujets plus que dans leur multiplicité. Le thème du cirque est dominé par la présence de Pierrots qui s’imposent à l’instar des clowns et dont émane une énigmatique mélancolie. Des filles de cirque, écuyères et danseuses sont désignées par des noms pittoresques tels Carlotta, Douce Amère, Carmencita… Parfois ce sont des scènes intimes de la vie de famille des forains mais le plus souvent ce sont des figures solitaires qui émergent au premier plan de la toile. Une sorte de silence émane de ces peintures. Figures mystérieuses et rêveuses, dont la douceur contraste avec les visages blafards des clowns tragiques de la première époque.
Les sujets religieux se déclinent en plusieurs séries : Saintes Faces, qui rappellent l’imagerie byzantine et romane, têtes de Christ, crucifixions et paysages de plus en plus nombreux. Le peintre qualifie ces derniers de « bibliques », « légendaires » ou « Chrétiens ». Les paysages d’Île de France, tristes et froids, où la nature est menaçante sont peu à peu remplacés dans les années 1920-1930 par des couleurs chaudes et des architectures évoquant l’Orient. Il ne les peint jamais sur le motif, mais les imagine. La nature y est glorifiée et le soleil devient omniprésent à partir de 1935. Des personnages vêtus de tuniques, sans autres références à l’iconographie traditionnelle que le nimbe du Christ, animent en permanence ces paysages et leur confèrent une forte dimension spirituelle.
La matière colorée
Dans les paysages comme dans toutes ses peintures, la profondeur est rendue par le jeu des couleurs plus que par le dessin. Les superpositions infinies de touches amènent les couleurs à jouer subtilement en transparence et à se fondre les unes dans les autres. La palette s’éclaircit toujours davantage et devient très lumineuse vers 1945-4197. Les jaunes de chrome évincent les bleus profonds et dominent la gamme avec les rouges carmins et les verts Véronèse. En véritable alchimiste, Rouault exploite l’intensité des couleurs de la peinture à l’huile et leur puissance émotive. Au choix des couleurs s’ajoute la science des contrastes entre les tons froids et chauds qui définissent l’expression du tableau.
Ce renouvellement de la palette s’accompagne d’un travail sur la matière. Elle s’est épaissie, les couches sont déposées irrégulièrement sur le support et la facture modèle cette pâte colorée. Sous une lumière rasante, on voit une surface inégale telle une structure géologique avec ses reliefs et ses creux. Au cours des années 1940-1948 la matière colorée devient encore plus épaisse et plus riche, si bien que le tableau parvient à posséder un véritable relief. Les couleurs sont plaquées par touches larges et consistantes. Rouault ne travaille pas sur un chevalet. Il pose son tableau à plat sur une table. L’ouvrage vu en plongée peut être manipulé, tourné et retourné tel un objet lentement façonné par l’artisan. Les expériences de la céramique et de la gravure ne sont pas étrangères à cette préhension si particulière de l’œuvre. De plus, la matière de certaines peintures de la maturité semble être passée au feu. Les couleurs irisées, les transparences leur donnent l’aspect de céramiques ou d’émail. On a l’impression d’une matière volcanique, solidifiée et multicolore.
Simplification de la forme et du dessin
Avec la gravure, Rouault avait entamé un processus de simplification de la forme et du dessin. Vers 1940, les formes sont tellement épurées, réduites à l’essentiel qu’elles deviennent des signes, des géométries symboliques. Rouault ne franchit pas les limites du figuratif mais frise souvent l’abstraction. Il reste un peintre visionnaire qui, fidèle à la leçon de Moreau, écoute sa voix intérieure.
Vous avez étudié les maîtres, vous les avez suivis, et vous avez compris la grande leçon qui est d’être soi-même.
Lettre de André Suarès à Georges Rouault