1902-1914 | La révolte
Profondément affecté par les récentes épreuves de sa vie, la mort de Gustave Moreau, sa solitude et son dénuement, Rouault est « à bout de forces, moralement et physiquement ». Épuisé et malade, il part en séjour de convalescence à Évian en 1902. Le repos et la nature de l’arrière-saison renouvellent totalement sa vision. Il se met à peindre frénétiquement.
Cette période est marquée par la naissance des amitiés qu’il conservera toute sa vie, avec Léon Bloy et le couple philosophe Jacques et Raïssa Maritain. Proche des idées de Bloy sur la société, il les retranscrit dans sa peinture (« Les Poulot », personnages de La femme pauvre de Bloy). Rouault conservera toujours le soutien fidèle des Maritain pour son œuvre. En dépit de l’amitié indéfectible qui le lie à Rouault, Bloy rejette sa peinture qu’il ne comprendra jamais.
Je subis alors une crise morale des plus violentes. J’éprouvais des choses qui ne peuvent s’expliquer par des mots. Et je me mis à faire une peinture d’un lyrisme outrageant et qui déconcertait tout le monde.
Georges Rouault cité par Georges Charensol
Les Filles, les clowns et les juges
Le bouleversement intérieur de cette période de crise se répercute sur son évolution picturale. Sous son pinceau naissent des personnages aux visages caricaturaux révélant les tares de la société sous une forme grotesque. Les visages de prostituées, de clowns, de juges sont souvent inquiétants, littéralement balafrés de coups de pinceaux. Rouault en fait des personnages types, allégories de la luxure, de la misère, du vice, de l’indifférence… Ce qui l’intéresse c’est de voir l’Homme sans masque, sans apparats, dans sa vérité nue.
Les prostituées lui servant de modèles à l’atelier proche de la place Clichy deviennent les « Filles » dès 1902. Rouault s’est-il souvenu des paroles de Jésus « En vérité, je vous le dis, les publicains et les prostituées arriveront avant vous au Royaume de Dieu » ?
Le peintre scandalise. Le public est repoussé par l’obscurité des œuvres, en contraste avec la clarté des celles des impressionnistes. On parle de « tableaux noirs ». Le critique Vauxcelles se fait le défenseur de l’artiste :
Quand il peint une fille de joie, Rouault ne se réjouit pas cruellement, comme Lautrec, du vice qu’exhale la créature, il en souffre et en pleure.
Le monde des forains apparait dans l’œuvre de Rouault en 1903. Le thème du cirque est un des sujets d’élection du peintre. Le cirque Médrano proche de son atelier ravive ses souvenirs d’enfance à Belleville.
J’ai vu clairement que le “Pitre”, c’était moi, c’était nous… Cet habit riche et pailleté, c’est la vie qui nous le donne… J’ai le défaut… de ne jamais laisser à personne son “habit pailleté”. Fut-il roi ou empereur, l’homme que j’ai devant moi c’est son âme que je veux voir…
Lettre à André Schuré, 1904
Puis Rouault hante le Palais de Justice où il a ses entrées grâce au substitut Granier rencontré en 1908. « Plus que l’inégalité entre les Riches et les Pauvres, ce qui l’indigne dans notre société est l’existence d’une parodie de justice ». « Rouault est seulement le témoin d’une terrible tragédie jouée par des pécheurs, qui témoignent tous également sur la misère humaine » (Bernard Dorival).
Si j’ai fait à des juges des figures si lamentables, c’est que je trahissais sans doute l’angoisse que j’éprouve à la vue d’un être humain qui doit juger les autres hommes. S’il m’est arrivé de confondre la tête du juge avec celle de l’accusé, cette erreur ne trahissait que mon désarroi… Les juges eux-mêmes je ne puis les condamner.
Ses thèmes sont inspirés de la réalité observée mais filtrée par sa vision intérieure et par son caractère impulsif et passionné. Rouault ne cherche pas à distraire, il ne recherche pas l’agréable et le séduisant. Son œuvre est sous-tendue par une expérience morale et humaine.
Rouault affirme son individualité
En ce début de XXe siècle, Rouault affirme et recherche son individualité. Un nouveau style s’élabore. Les peintures se caractérisent par la violence du dessin, et des couleurs, par le dynamisme de la ligne, par l’aspect vif et appuyé de la touche. Les déformations qu’il inflige à ses personnages lui permettent d’en accentuer l’expression. Au risque de perdre le soutien des collectionneurs de Gustave Moreau, il abandonne son ancienne manière. La brutalité de ses œuvres choque ses contemporains. Malgré les lettres d’injures qu’il reçoit, il persiste dans sa voie.
Dès cette période, Rouault accorde beaucoup d’importance à la matière. Il mélange de l’aquarelle avec de la gouache et du pastel sur du papier qu’il fait ensuite coller sur toile. Il obtient ainsi une matière singulière et une harmonie subtile des couleurs. Vers 1910, il commence à utiliser la peinture à l’huile qui lui offre un chromatisme plus riche. L’huile va supplanter progressivement les techniques mixtes. Rouault explore les différentes techniques afin de dégager celle qui correspond le mieux à son tempérament. Il pratique intensément l’art de la céramique puis celui de la gravure. Ces deux activités lui donneront une relation artisanale avec l’œuvre, en touchant la matière au plus près et lui seront, après des années de recherche, d’un apport essentiel dans sa peinture.
Les années 1913-1914 sont l’amorce d’une nouvelle étape de son évolution. Elle s’élabore par le déplacement de sa thématique et la schématisation grandissante des formes. À force d’expérimentation et de travail acharné, Rouault trouve et perfectionne peu à peu ses moyens d’expressions. Sa peinture est un savant dosage de la main, du cœur et de l’esprit.